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L’intellectuel et le général

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Par Lahouari Addi, Le Soir d’Algérie, 15 janvier 2012

Le Soir d’Algérie a publié dans son édition du 12 janvier 2012 un texte de l’historien Hassan Remaoun de l’université d’Oran, où il apporte son soutien au général Khaled Nezzar dans l’affaire de la plainte déposée contre lui en Suisse. Il est surprenant qu’un intellectuel se porte au secours d’un général qui a exercé de hautes fonctions dans un pouvoir exécutif qui a toujours refusé l’autonomie des deux autres pouvoirs constitutifs de l’Etat de droit : le législatif et le judiciaire.

Certes, l’orgueil national du citoyen algérien est froissé quand un grand commis de l’Etat comme Khaled Nezzar est convoqué par un juge d’un pays étranger. Cet orgueil aurait cependant été flatté si un juge en Algérie avait instruit l’affaire en toute indépendance. Il me semble que Nezzar n’a pas besoin de soutien idéologique dans cette affaire judiciaire. Une plainte a été déposée contre lui, et il sera accusé ou innocenté sur la base de la matérialité des faits. Car Hassan Remaoun ne dit pas un mot sur les faits reprochés, avérés ou imaginés, comme si, pour lui, torturer «un islamiste qui allait mettre en danger la nation» est en dehors de l’empire du droit. Dans cette conception, la finalité du politique n’est pas la gestion de la cité en considérant ses membres comme des sujets de droit, mais plutôt l’affirmation de la supériorité de la nation, construction sociale, sur les individus en chair et en os qui la composent. Cette conception refoule la question douloureuse de la torture parce qu’elle réifie la nation, servie comme une entité mystique par un clergé séculier. La primauté de la nation sur l’individu relève, quoiqu’en dise Hassan Remaoun, de l’imaginaire religieux du Moyen-Âge et réunit des croyants prêts à trouver des victimes expiatoires à offrir à la divinité terrestre. La nation extatique a des ennemis diaboliques intérieurs et extérieurs : hier c’était l’opposant au leader charismatique et l’impérialisme, et aujourd’hui, c’est l’islamiste et la justice internationale.

Cinquante après l’indépendance, le délire reste le même, et ce sont seulement les mots qui changent. Je ne dis pas que la nation n’existe pas ou qu’elle n’a pas d’ennemis à l’extérieur. Je dis seulement que la nation existe dans le corps de ses membres et quand l’un d’eux est torturé, c’est une partie de la nation qui est torturée. La nation n’est pas une idée mystique ; c’est une réalité sociologique à laquelle s’identifient ses membres qui s’organisent en Etat de droit où les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire sont séparés. Là où ils ne sont pas séparés, la torture existe potentiellement, même si les textes officiels l’interdisent. Il est probable que Khaled Nezzar n’a rien à voir avec la torture et qu’il n’a pas donné des directives écrites à ses subordonnés pour utiliser la torture ; mais il était à la tête d’une administration pour qui la torture n’est pas un délit grave. La priorité pour cette administration était de maintenir en place un pouvoir qui prétendait incarner la nation et tout le reste était secondaire. Cela ressort clairement du texte de Remaoun qui est outré qu’un juge, étranger de surcroît, s’attarde sur des questions secondaires pour inculper un homme qui a sauvé la nation de «la barbarie intégriste», comme si c’était moral de la combattre avec la barbarie du tortionnaire zélé.

Cet imaginaire politique marqué par la mystique était plus ou moins justifié au lendemain de l’indépendance et de la guerre de Libération. Des intellectuels lui ont donné une aura académique sous le discours tiers-mondiste et populiste à l’ombre desquels des dictateurs locaux paraissaient comme des révolutionnaires. Quelques décennies plus tard, les sociétés se sont aperçues que Nasser, Boumediène, Kadafi, Saddam… avaient mené leurs pays vers l’impasse. Ils étaient tous caractérisés par l’hostilité à l’institutionnalisation des rapports d’autorité. Ils n’aimaient pas le droit et ne l’acceptaient que lorsqu’il leur fournissait le cadre légal pour réprimer. C’est cette structure idéologico- politique du tiers- mondisme et du populisme qui transforme n’importe quel agent des services de sécurité en tortionnaire potentiel et n’importe quel fonctionnaire en candidat à la corruption. Hassan Remaoun refuse la limitation institutionnelle des prérogatives des agents du pouvoir exécutif ; il refuse que le droit leur pose des limites parce qu’il considère que leur mission est sacrée.

L’habitus religieux n’est pas que chez les islamistes. Il existe aussi chez ceux qui réifient des constructions sociales au détriment du droit naturel des individus à la vie et à leur intégrité physique. C’est ainsi que pour lui, le juge suisse a blasphémé en convoquant le général Nezzar et a porté atteinte au caractère sacré de la nation et à son clergé séculier. Pour lui, il y a des hommes dont la mission les protège du droit et du jugement des hommes. Cette conception archaïque du politique est à l’opposé du droit moderne, en particulier du droit international qui a connu des évolutions notoires sur le plan philosophique et sur le plan institutionnel, donnant à la notion de souveraineté nationale un sens plus précis et un contenu plus humain. Hassan Remaoun est en retard quand il défend la conception westphalienne de la souveraineté nationale, remise en cause par la philosophie moderne du droit à laquelle a adhéré, il faut le rappeler, la déclaration du 1er Novembre 1954 du FLN. Cette philosophie juridique n’est pas en contradiction avec notre histoire et notre révolution de Novembre 1954. Il faut rappeler que les vaillants diplomates du FLN (M’hamed Yazid, Chanderli, Bouattoura…) ont battu diplomatiquement la France coloniale en utilisant les textes juridiques du droit international.

A l’époque de la guerre de Libération, la France coloniale se réfugiait derrière l’argument spécieux de «souveraineté nationale» pour s’opposer à tout débat à l’ONU sur les crimes que son armée commettait en Algérie. Les diplomates du FLN avaient alerté la communauté internationale que la France commettaient des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité en Algérie et que les Algériens avaient le droit de s’organiser en Etat-nation indépendant. Depuis, l’Algérie fait partie de la communauté internationale à laquelle elle est liée par des instruments juridiques qu’elle a ratifiés, et aussi par des valeurs qu’elle partage. Est-ce que dans notre culture, dans notre religion, la torture est admise ? La Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’ONU en 1948, à laquelle l’Algérie a adhéré, pose les jalons d’une double appartenance de l’individu. Celui-ci est citoyen de son pays, protégé par les lois de son Etat, et il est aussi membre de l’humanité qui a le devoir de le secourir en cas de violation de son droit naturel à la vie et à l’intégrité physique. La communauté internationale a pris conscience que l’individu a une double appartenance : celle de son groupe national et celle qu’il partage avec tous les hommes sur terre. Cela signifie que si un citoyen est victime dans ses droits naturels fondamentaux de la part des appareils d’Etat de son pays, la communauté internationale a le devoir de le protéger et de lui venir en aide en tant qu’il appartient au genre humain. Torturer un Algérien ou un Congolais, c’est commettre un crime contre toute l’Humanité.

Inspirés par la philosophie du droit de Kant, les juristes comme René Cassin, Mario Bettati, Mireille Delmas- Marty, Ali Yahya Abdennour… souhaitent donner aux citoyens des Etats une seconde appartenance en tant qu’ils sont aussi des sujets de la communauté internationale. Avant d’être Algérien, Ivoirien ou Brésilien, l’individu est d’abord un être humain dont le droit à la vie et à la dignité est garantie par le genre humain dont il est membre. Cette double citoyenneté (nationale et internationale) heurte la conception westphalienne des relations internationales, mais si l’on considère que la souveraineté est soumise au droit international, et que la norme internationale prévaut sur la norme interne, l’intervention d’un juge étranger peut avoir une base juridique pour peu que le droit interne la prévoie dans ses dispositions. Est-il légitime qu’un juge d’un pays étranger inculpe un citoyen algérien ? Oui parce que l’Algérie, en tant qu’Etat et en tant que collectivité humaine, fait partie de la communauté internationale sur la base de valeurs universelles qui ont trouvé leur traduction juridique dans les nombreux instruments internationaux que l’Algérie a ratifiés et qui font partie désormais de son droit interne. La communauté internationale s’est dotée d’un certain nombre d’instruments juridiques (convention du 9/12/48 sur la répression du crime du génocide, les pactes internationaux sur les droits de l’homme du 16/12/1966, la Convention contre la torture de 1984, la Convention relative aux droits de l’enfant de 1989, etc.) que l’Etat algérien a signés et qu’il a promulgués comme normes juridiques. Il est étonnant qu’un universitaire de l’envergure de Hassan Remaoun ignore les engagements de l’Etat algérien et soit dans l’ignorance totale de l’évolution du droit international, évolution qui a abouti à la création du Tribunal pénal international auquel l’Algérie a adhéré, ce qui est à son honneur.

Il y a de plus en plus d’instruments juridiques internationaux que l’Algérie a ratifiés et qu’elle est dans l’obligation de faire respecter dans son territoire. On ne peut pas, d’un côté, signer la convention internationale sur la torture et, d’un autre côté, autoriser ou fermer les yeux sur les pratiques de torture par des fonctionnaires des services de sécurité. En la matière, il y a seulement deux cas de figure et non pas trois. Soit l’Etat algérien fait respecter cette convention comme norme juridique interne à l’empire du droit en vigueur dans le pays, et dans ce cas, le juge suisse doit avoir l’aide du juge algérien dans cette affaire Nezzar ; soit l’Algérie dénonce cette convention et invoque la notion de souveraineté nationale avec l’attribut de droit de vie et de mort sur ses citoyens. Par ailleurs, quand Hassan Remaoun invoque l’argument de la souveraineté nationale, il feint d’ignorer que ce concept est lié à la notion de souveraineté populaire que l’annulation des élections de décembre 1991 a bafouée. C’est pour le moins incohérent d’invoquer, d’une part, le principe de la souveraineté nationale et, d’autre part, d’approuver le coup d’Etat de janvier 1992 qui avait usurpé la souveraineté populaire confiée à une monstruosité juridique : le HCE. La souveraineté n’appartient pas aux appareils de l’Etat mais au peuple, et s’il y a quelqu’un qui lui a porté atteinte, c’est bien Khaled Nezzar en sa qualité de «décideur» de l’époque, et non le juge suisse qui instruit la plainte contre lui.

La mondialisation du droit se construit sur une conception plus rigoureuse de la souveraineté du peuple composé d’individus aux droits inaliénables. Quand ces derniers sont victimes de tortures ou menacés de mort, c’est leur Etat qui est compétent en la matière ; mais s’il est défaillant, c’est à la communauté internationale que revient la compétence de les protéger. Ceux qui soutiennent Khaled Nezzar dans ses péripéties avec la justice suisse seraient mieux inspirés de le défendre en tenant compte de l’évolution inéluctable du droit international, sans chercher à affaiblir les liens juridiques entre l’Etat algérien et la communauté internationale. Ils doivent comprendre une fois pour toutes que l’Algérie n’est pas la Corée du Nord et ne sera jamais la Corée du Nord.

L. A.

Dernier ouvrage : Algérie : chroniques d’une expérience postcoloniale de modernisation, Editions Barzakh, Alger, fin janvier 2012

source: lequotidiendalgerie.com


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